La construction du barrage a provoqué une érosion importante des berges de la rivière Wolastoq et a inondé les îles en aval du barrage où poussaient autrefois des plantes médicinales. La pulvérisation de produits chimiques nocifs près des lignes électriques a détruit les plantes dans les sites les plus proches de la rivière et a entraîné des taux de cancer élevés chez les habitants de la communauté. Ces atteintes à l’environnement ont ultimement eu des impacts sur la relation des Wolastoqiyik avec la rivière dans son état actuel. De tout temps, la rivière Wolastoq est leur autoroute, leur moyen de guérison et leur source de vie.
Wolastoqiyik signifie le peuple de la belle et généreuse rivière. C’est donc dire que notre peuple a une obligation face à la rivière et que nous nous devons d’être responsables de cette force vitale qui fait partie intégrante de notre identité.


Pour de nombreuses personnes qui ont grandi à Neqotkuk (Première Nation de Tobique), le barrage de la centrale de Tobique Narrows est une caractéristique complexe du paysage de la communauté wolastoqey, et son histoire a longtemps été un point de discorde.
En service depuis 1953, le barrage a une capacité de production de 20 mégawatts et il se trouve dans la rivière depuis des générations. Seuls les aînés de la communauté se souviennent de ce à quoi ressemblait la rivière avant que les rives et l’écosystème ne soient modifiés pour les années à venir.

Je me suis entretenu avec des aînés de Neqotkuk que j’ai questionnés sur leurs souvenirs de la rivière avant la construction du barrage. Leurs récits ont toujours fait naître dans mon esprit des images d’une rivière fourmillante de poissons et d’une époque où la vie était plus simple. Ils évoquaient un temps où la rivière regorgeait encore de saumons de l’Atlantique, source de nourriture traditionnelle pour les Wolastoqiyik (le peuple de la belle et généreuse rivière). Or, depuis de nombreuses années, les populations de saumons diminuent, et certains indices suggèrent que c’est à cause du barrage, malgré la présence d’une échelle à poissons qui permet aux saumons de remonter vers les frayères en amont.
Un aîné m’a raconté qu’il se souvient d’être allé à la rivière en aval de la réserve et qu’il y avait tellement de saumons qu’on pouvait les attraper à mains nues, chose inimaginable aujourd’hui.
Le paysage de la rivière Tobique et les terres environnantes ont été modifiées par l’inondation de la zone située en aval de la réserve. Un groupe de petites îles à l’embouchure de la rivière, là où la Tobique se jette dans la Wolastoq a également été inondé. L’année dernière, pendant une vague de chaleur, le niveau de la rivière était suffisamment bas pour que je puisse apercevoir − pour la première fois de ma vie − les îles situées en aval du barrage. Tout ce qu’on pouvait y voir, c’était les vieilles souches d’arbres gorgées d’eau qui poussaient autrefois sur les îles.

En 1841, le commissaire aux Indiens du Nouveau-Brunswick, Moses Henry Perley, a été chargé par le gouvernement provincial de recenser toutes les communautés autochtones du Nouveau-Brunswick. Dans son rapport sur les établissements indiens, Perley a transmis les demandes des travailleurs d’une scierie qui souhaitaient construire un barrage sur la rivière Tobique, au pied de leur scierie située de l’autre côté de la rivière, à Neqotkuk, dans l’établissement de Tobique Narrows. Les employés de la scierie ont fait valoir que la rivière, dans son état naturel, présentait des voies étroites et dangereuses qui constituaient une « grave obstruction à la navigation ». Un employé de la scierie a laissé entendre qu’un barrage rendrait la rivière navigable et donc plus sûre. Il a également demandé que l’érection d’un barrage comporte un passage pour les poissons afin que ceux-ci puissent accéder à leurs frayères.
- Perley a présenté la question aux membres de la communauté de Neqotkuk, et ceux-ci se sont unanimement opposés à la construction d’un barrage, se disant préoccupés par les conséquences que cela aurait sur l’aquaculture dans la rivière, principalement sur le saumon de l’Atlantique. Perley a écrit :
« J’ai porté cette question devant les Indiens de Tobique, en conseil plénier, et j’ai constaté que leur seule objection à l’établissement de scieries dans le passage Narrows visait la pêche au saumon, dont ils dépendent actuellement pour leur subsistance pendant la saison estivale, pêche qui serait ainsi, tôt ou tard, complètement détruite. Les Indiens pêchent le saumon à l’aide de lances en s’éclairant aux torches à la nuit tombée. J’ai été frappé de constater qu’ils attachent beaucoup plus d’importance à la frénésie et à l’excitation que leur procure la prise du poisson qu’au profit qu’ils en tirent. Pendant mon séjour à Tobique, j’ai observé que les Indiens passaient la journée dans une oisiveté quasi apathique. Toutefois, dès que la nuit tombait, ils allumaient les torches, saisissaient les lances et partaient en canot. Tout prenait alors vie, et il régnait dans l’établissement une grande agitation et activité. Le sport se poursuivait toute la nuit. À la lumière du jour, on voyait des tas de saumons scintillants sur la rive. Puis les Indiens se traînaient langoureusement, pour aller dormir, et passer une autre journée dans l’oisiveté totale.
La destruction de la pêche au saumon inciterait peut-être les Indiens à se montrer plus industrieux et à mettre plus d’effort à l’agriculture qu’ils ne le font actuellement. » [traduction]
Perley reconnaissait l’importance de la pêche pour les Wolastoqiyik, mais la considérait comme une simple activité sportive plutôt qu’un mode de survie. On peut supposer qu’il savait que la construction d’un barrage sur la rivière à cet endroit servirait effectivement à assimiler les peuples autochtones et à les obliger à dépendre des colons hostiles qui squattaient les lieux pour trouver du travail. Plus de 100 ans plus tard, le barrage a été construit, et c’est Moses Perley qui a donc semé les graines de l’infrastructure coloniale pour l’industrie dans cette région.
La centrale de Tobique Narrows approche de sa fin de vie, mais la province a entamé des pourparlers avec les dirigeants de Neqotkuk pour effectuer les réparations nécessaires afin d’en prolonger la durée de vie. Malgré les effets négatifs du barrage sur le mode de vie des Wolastoqiyik, les membres de la Première Nation Neqotkuk ne tirent aucun avantage de la présence du barrage.

En 2008, un groupe de femmes de la Première Nation Neqotkuk a pris le contrôle de la centrale de Tobique Narrows, faisant valoir que la communauté ne devrait pas avoir à payer l’électricité à Énergie NB, compte tenu des impacts du barrage sur la communauté, alors que la société de la Couronne en récolte tous les bénéfices. Après presque deux ans de prise de contrôle du barrage et de limitation de l’accès aux employés d’Énergie NB, un protocole d’entente a été signé, et la province a procédé à la restauration des berges de la rivière qui avaient été largement érodées. Cependant les membres de la Première Nation Neqotkuk n’ont toujours pas obtenu l’électricité gratuite.
Ma collaboratrice, l’artiste visuelle Emma Hassencahl-Perley, a également grandi à Neqotkuk. Sa grand-mère, Hart Perley, faisait partie du groupe qui a fait pression contre Énergie NB et a pris le contrôle du barrage il y a plus de dix ans. Emma m’a approché pour collaborer à la résidence Land / Mark du centre Connexion Artist-Run Centre. Nous avions tous deux nos propres idées de projets sur le tristement célèbre barrage situé à l’extérieur des frontières de notre communauté et sur la façon dont il est lié à nos identités collectives et personnelles. Nous avons réfléchi à la raison d’être du barrage à l’époque actuelle, à sa présence dans le paysage et à la façon dont il sert à « marquer » l’un de nos cours d’eau les plus vitaux.
Nous avons trouvé intéressant de porter le nom de famille « Perley », bien que nous n’ayons aucune filiation connue avec Moses Perley, que beaucoup d’autochtones de la province considèrent aujourd’hui comme une figure controversée, et ce, principalement en raison de l’effet durable qu’il a eu sur nos communautés et en raison de sa suggestion directe de construire un barrage. Moses Perley est également l’un des principaux artisans de la Loi sur les Indiens du Canada. Dans ses œuvres d’art visuelles, Emma explore l’expression « identité législative », et plus particulièrement l’impact de la Loi sur les Indiens sur l’identité des peuples autochtones du Canada, avec son œuvre intitulée White Flag (Drapeau blanc) et son œuvre sœur Atholimiye (She Keeps Praying) (Elle ne cesse de prier).

À l’automne 2020, nous nous sommes retrouvés à Neqotkuk, sous le barrage, pour réaliser une séance de photos. Notre concept visuel visait à saisir le paysage tel que nous l’imaginions à travers les yeux de nos ancêtres qui pêchaient sur ces mêmes rives avec une lance et une torche la nuit. Nous avons juxtaposé cette vision avec le barrage toujours bien en vue pour le présenter comme une menace monolithique du colonialisme dans notre propre cour. Le niveau de la rivière était bas à ce moment de l’année et le barrage demeurait fermé. Nous avons marché le long de la rive et escaladé la falaise en passant par des rochers escarpés et des flaques d’eau pour nous approcher le plus possible du barrage hydroélectrique.

Emma Hassencahl-Perley a conçu le costume pour la séance photo, qui comprenait la robe en ruban de son arrière-grand-mère, un manteau de laine boutonné, des attaches pour les cheveux de 1,80 m et un masque fait maison avec de la peau de saumon tannée et ornée de perles. Elle s’est inspirée des autoportraits de Meryl McMaster, qui fabrique souvent ses costumes venus d’un autre monde pour incarner le lien de son identité avec le passé et le présent. Nous avons tenté de faire un clin d’œil à ce lien en utilisant des symboles du contact européen à travers les matériaux et les vêtements, ainsi qu’en utilisant la peau des poissons, autrefois abondants. Les cheveux d’Emma sont tressés avec de longues attaches en cuir qui la rattachent à la Terre et aux cours d’eau qu’ont fréquentés nos ancêtres pendant des générations. Le masque facial en peau de poisson renvoie à notre réalité actuelle pendant la COVID-19, tout en faisant allusion à la conviction que le bien-être et, par ricochet, la maladie de la rivière affectent ultimement le bien-être des Wolastoqiyik. Ensemble, ces pièces relient notre projet au passé, au présent et au futur.
Les photos qui en résultent constituent un projet que nous appelons « Kophikonahmon » ce qui signifie barrage en wolastoqey latuwewakon (la langue).
About the Artists
Emma Hassencahl-Perley
Emma Hassencahl-Perley est une Wolastoqiyik de Neqotkuk (Première Nation de Tobique), au Nouveau-Brunswick. Elle réside actuellement à Fredericton, au Nouveau-Brunswick, et poursuit une maîtris...
Logan Perley
Logan Perley est un Wolastoqiyik de Neqotkuk. Il réside actuellement à Fredericton, au Nouveau-Brunswick, où il travaille comme journaliste pour CBC New Brunswick. Logan Perley s’est spéciali...